Synthèse de la Table ronde sur Haïti (22/11/2003)

Organisée par France Amérique Latine (FAL) le 22 Novembre 2003, de 9h à 18h, à la salle du Sénéchal de Toulouse.



Intervenants:

- M. Christophe Wargny (France), historien, auteur de plusieurs ouvrages sur Haïti,

- M. Gérald Mathurin (Haïti), ancien ministre de l'Agriculture, invité par CODEV Occitanie,

- M.. Willy Lubin (Haïti), juriste, ancien directeur de l'école de la magistrature à Port-au-Prince,

- M. Touyo (Haïti), doctorant à l'Institut d'Etudes Politiques de Toulouse,

- M. Marc Trillard (France), écrivain, prix Interaillé, auteur de « Le maître et la mort »

M. Gérard Barthélémy (anthropologue, écrivain), malade, était excusé.

Une centaine de personnes, au total, ont assisté à la table ronde, l'assistance variant entre 50 et 70.

Synthèse:

Difficile, voire impossible de donner, en quelques paragraphes, une synthèse parfaitement fidèle et exhaustive des exposés et des riches débats qui émaillèrent cette journée sur des thèmes aussi divers que histoire, culture, dette de la France vis à vis d'Haïti, droits de l'homme, rôle de la société civile. Au risque d'être arbitraire, nous privilégierons quelques idées-force :

- l'histoire d'Haïti est occultée. C. Wargny en fit la démonstration en réussissant le tour de force de résumer en ¾ d'heure plus de 200 ans d'histoire de ce pays. Ignorance, occultation qui continuent jusqu'à aujourd'hui : le Président de la République, Jacques Chirac, n'a-t-il pas déclaré que « Haïti n'a pas été à proprement parler une colonie française ». Pourtant, au XVIIIème siècle, à Bordeaux, à La Rochelle, à Nantes, à Rouen on connaissait très bien Saint-Domingue, la « perle des Antilles », « la colonie la plus riche du monde ». Haïti est la deuxième colonie d'Amérique à devenir indépendante, la première étant les Etats-Unis fondés par les propriétaires d'esclaves, Haïti se fondant sur l'abolition de l'esclavage. Première république noire de l'histoire, seule révolte d'esclaves qui ait jamais accouché d'un Etat, prémisses de ce que sera, bien plus tard, la décolonisation. Mais cette première abolition de l'esclavage, par les conventionnels de 1794, n'existe pas : la majorité des 9 manuels d'histoire destinés à nos enfants, n'en connaissent qu'une, celle de 1848. Dès sa naissance cette république d'Haïti est mal venue : elle a défait l'armée d'épopée de Napoléon, terni l'image napoléonienne et l'image française ; son exemple ne présente d'intérêt pour personne, pas plus pour Théodore Roosevelt que pour Jules Ferry, au XIXème siècle, au moment où loin de disparaître fleurissent les colonies. Faute de pouvoir la supprimer, les puissances européennes vont l'isoler par tous les moyens, la rançonner. Elles seront bientôt relayées par les Américains qui occuperont Haïti pendant 20 ans. Mais il serait trop facile d'imputer uniquement à l'impérialisme cet isolement, ces 200 ans de solitude qui constituent l'histoire d'Haïti. Il y a aussi des facteurs endogènes dans l'état, l'image détestable d'Haïti aujourd'hui. Si Haïti a tant de mal à devenir une Nation, c'est qu'y cohabitent très difficilement deux sociétés : la minorité au pouvoir, « a morally repugnant elite », comme la qualifient les Américains, qui rêve du système latifundiaire, de retour au système des plantations, et la masse des anciens esclaves pour qui plantation = esclavage, dont la priorité est la survie, la solidarité villageoise, et non le développement. Cette lutte entre deux mondes existe toujours et ne forme pas une société, un peuple, mais des sociétés, des peuples haïtiens. Aux satrapes qui apparaissent tout au long du XIXème siècle, succède en 1957, un véritable totalitarisme, celui des Duvalier, qui plonge Haïti dans l'obscurité pendant 30 ans. Les puissances occidentales en prennent fort bien leur parti : Duvalier au pouvoir, on ne risquait pas un 2ième Castro dans les Caraïbes ! A partir de la chute des Duvalier, l'histoire d'Haïti va être un peu moins occultée que précédemment. Les élections de 1990 font émerger un vainqueur, le père Aristide, un homme qui place la revendication de justice au premier plan. Haïti soudain plonge dans une espérance tout à fait extraordinaire. L'espoir ne durera qu'un an. Un coup d'Etat militaire, soutenu par les Etats-Unis et l'oligarchie, chasse Aristide. Il revient 3 ans plus tard, mais les ressorts ont été cassés. A la fin des années 90, les vieux réflexes de la vieille Haïti ressurgissent. La société haïtienne retrouve le système des castes, l'Etat retrouve sa fonction unique, la fonction prédatrice, la culture de l'impunité se réinstalle. On en revient, peu à peu, au point de départ, mais avec un homme qui incarnait, 10 ou 12 ans auparavant, le changement. Comme si le macoute qui existe peut-être dans la tête de chaque haïtien .... Comme si la communauté internationale n'avait d'autres recettes que l'embargo (financier) dont les victimes ne sont pas du tout ceux qui dirigent le pays mais l'ensemble du peuple haïtien, que d'isoler à nouveau Haïti. L'espoir, bien mince, de rompre cet isolement réside dans la capacité du mouvement social à se régénérer. Il en donne des signes depuis deux ans.

- l'importance relative du contexte international et des facteurs internes a suscité un débat parfois passionné entre Haïtiens. Les uns, comme G. Mathurin, dénoncèrent le « complot international contre Haïti », la France, dès 1804, soutenue par les grandes puissances de l'époque, ayant choisi de « torpiller » la jeune nation. C'est encore le contexte international de la guerre froide qui a permis l'installation de la dictature féroce de Duvalier, avalisée par la puissance américaine. Enfin, le débarquement « insensé », en 1994, de 20000 hommes de troupes américaines pour rétablir la démocratie contenait les germes de la débâcle actuelle. Haïti n'est pas un pays oublié, mais un pays « ciblé » parce qu'un mauvais exemple. Pour d'autres, au contraire, les Haïtiens ont beaucoup de choses à se reprocher dans la situation désastreuse d'Haïti aujourd'hui : immense fossé entre riches et pauvres, absence de classe moyenne, incompétences, luttes intestines, guerres ouvertes ou larvées, incapacité à nourrir sa population, délabrement économique entraînant la dépendance, impasse furent quelques-uns des termes utilisés.

- la rançon payée par Haïti à la France, pour prix de son indépendance (C. Wargny). Craignant le retour des Français, les dirigeants d'Haïti négocièrent, en 1825, la reconnaissance de leur indépendance en échange d'une somme faramineuse équivalente à une année du budget de la France, pays à l'époque 25 fois plus peuplé et 100 fois plus riche qu'Haïti. Cette véritable rançon, payée jusqu'au dernier centime pendant ¾ de siècle, a obéré le développement du pays et abondé le budget de la France, sous tous les régimes. Elle a joué en faveur du modèle « libéral » de développement des cultures d'exportation, lourd de conséquences. Elle est occultée dans tous les manuels d'histoire français. Pourquoi ne mettrait-on pas sur le tapis cette dette insolente et scandaleuse de la France ? Ce problème posé à l'occasion du bicentenaire s'est trouvé « politisé » par les dernières convulsions de la crise haïtienne, le pouvoir isolé et discrédité d'Aristide cherchant à faire de la France et de cette rançon un bouc émissaire. La demande de remboursement de la dette se trouve ainsi confisquée par un pouvoir aux abois. Ceux qui se penchent sur ce problème depuis longtemps pensent que la France a une dette, qu'elle doit négocier, mais que cette dette ne saurait aller dans des « paniers percés » et qu'il faudrait réfléchir à un organisme indépendant et intègre qui veillerait à ce que les sommes éventuellement dégagées servent effectivement au développement d'Haïti. Les recommandations du comité sur les relations franco-haïtiennes auront au moins l'avantage de faire sortir un peu Haïti, de l'isolement, de la solitude, de l'oubli dans lequel il est.

- la situation des Droits de l'Homme en Haïti : le film « Port-au-Prince, ma ville » de Rigoberto Lopez apporta un témoignage fort sur la situation des Droits économiques et sociaux. Willy Lubin choisit donc d'axer son intervention sur les Droits politiques, fort de son expérience de formateur de magistrats professionnels. Il rappela que certains disent qu'Haïti a été victime de sa foi chrétienne. Après Duvalier, il y a eu maintien du statu quo sous l'influence de l'église catholique. L'élection même d'Aristide, en tant que prêtre, a un certain côté messianique. La période de Préval a été marquée par une nette amélioration de la situation des Droits de l'Homme, en particulier au niveau de la Justice. La mise en place d'une Ecole de la Magistrature a permis de former une centaine de magistrats professionnels qui ont été nommés en toute indépendance, sans intervention politique. A partir de l'an 2000 et de la réélection contestée d'Aristide, les choses ont totalement changé, les pressions se sont multipliées et des gens proches du pouvoir ont été nommés en lieu et place des juges formés. Aujourd'hui, on a la liberté de manifester, mais on ne peut pas manifester parce que le pouvoir envoie une contre-manifestation. On a la liberté de parler à la radio, mais le journaliste contestataire risque d'être attaqué par des civils, les juges sont libres ... dans un cadre strictement contrôlé par le ministère de la Justice. Actuellement, le pouvoir continue de nommer ses amis.

- la nécessité de construire un espace national, un cadre de discussion, d'échange de propositions qui permette aux Haïtiens de choisir eux-mêmes la voie qui leur permettra de vivre ensemble. Le processus profond de mise en relation des différentes communautés, d'échange et de définition d'un cadre de vie commun n'a jamais été fait. Tâche qui pourrait être le rôle ou à laquelle pourraient contribuer les mouvements sociaux à condition qu'ils restent autonomes.

- Haïti produit une culture multiforme (littérature, peinture, cinéma,...) dont la richesse, la vivacité peuvent surprendre compte tenu des difficultés extrêmes du pays, comme le soulignèrent plusieurs intervenants.

- Le terme culture du non-développement utilisé par certains à propos d'Haïti, signifie la volonté de la majorité de choisir un système tourné non vers l'exportation mais vers ce que l'on appelle aujourd'hui la sécurité alimentaire, revendication considérée à l'époque comme archaïque mais qui réapparaît aujourd'hui comme une revendication moderne formulée par le mouvement alter-mondialiste. Ce mode de développement aurait pu être un facteur d'équilibre, mais c'est l'élite qui a imposé son mode de développement qui amène aujourd'hui à la ruine du pays.

Petit témoignage de la culture haïtienne, la journée se termina par un mini-concert de la chanteuse haïtienne Moonlight.

(synthèse réalisée par Francis Cassot - FAL)